Lavoir

Proposition 5

7 et 8 juin 2003

 

« Hier, ici comme là, l’homme allait au-devant du monde, cherchant à s’y incorporer en une vaste unité religieuse où son panthéisme intuitif s’affirmait dans son instinct à concevoir le monument selon le plan universel. Aujourd’hui, ici comme là, il rétrécit le monde jusqu’à lui, cherchant à l’incorporer à son être dans une étroite unité personnelle où son anthropocentrisme raisonné s’affirme dans son application à exprimer ses sentiments. »

 

Les recherches de Philippe Mailliez et ses différentes propositions, installées à Asnières ces cinq dernières années ont certainement des liens étroits avec cet anthropocentrisme raisonné : Premièrement en tant qu’individu créateur : Comment se situe-t-il en tant qu’artiste contemporain dans Asnières, village médiéval, et cette année plus précisément à l’intérieur de ce lavoir ?

Ou Qu’est ce qui fait qu’une oeuvre est contemporaine ?

Et deuxièmement en tant qu’artiste proposant au « spectateur » une démarche active de construction de sens.

Ou Comment se situe le « spectateur » face à l’art contemporain ?

 

1) Y a-t-il une contemporanéité intrinsèque à l’œuvre?

 

La production de Philippe Mailliez depuis 95 le met en porte à faux avec la définition de la contemporanéité pourtant séduisante de Cyril Jarton, définition qui a le mérite d’être claire et suffisamment ouverte pour accepter la plus grande partie de la production actuelle dans le domaine de l’Art contemporain:

 

Autrement dit, la contemporanéité de l’Art et de son concept postule que 1‘activité artistique se définit en elle-même performativement sans recourir à des théories culturelles extérieures à 1‘Art (la doxa de 1‘Art, la sociologie de l‘Art, la psychanalyse de l‘Art, la philosophie de 1‘Art, l’histoire de l‘Art). L‘Art contemporain est 1‘Art qui, en se produisant, instaure simultanément et autoréférentiellement l’idée d’art ainsi que l’espace au sein duquel il est de l’art. Cette intégration d’un environnement sensible et conceptuel au sein de la pratique est précisément ce qui fait la contemporanéité.

Cyril Jarton

Art Press. No222 mars 97

 

En effet si Philippe Mailliez introduit dans sa production un environnement sensible et conceptuel, il remet en cause la gageure illusoire que l’on peut créer ou regarder une oeuvre sans recourir à des théories culturelles extérieures. Pour lui, l’aspect performatif de l’Art contemporain, sans le remettre en cause, ne peut se concevoir, se percevoir, sans références culturelles. Chaque geste, chaque production s’inscrivent dans le temps et s’inscrivent dans l’histoire, ce sont des strates que nous ajoutons aux alluvions du temps.

 

« Qu’on le sente ou non, qu’on le veuille ou non, une solidarité universelle unit tous les gestes et toutes les images des hommes, non seulement dans l’espace, mais aussi et surtout dans le temps. La notion intuitive, intime, toujours vivante et présente du temps, est d’ailleurs le meilleur moyen dont nous disposions pour saisir le sens intérieur de toutes les figures de l’espace, qu’il a déposées sur sa route comme un fleuve ses alluvions. On comprend tout, dès qu’on remonte aux sources. Un bois nègre et un marbre grec ne sont pas si loin qu’on le pense. »

 

2) Y a-t-il une contemporanéité extrinsèque à l’oeuvre?

 

Les références culturelles ne sont pas des justifications, alibis ou crédits, elles sont de véritables matériaux avec lesquels Philippe Mailliez construit un environnement conceptuel : connexions, raccourcis, superpositions, rapports conflictuels ou fusionnels. Il les propose sous forme d’un système, d’une organisation spatiale de signes (environnement sensible), dans le but de provoquer chez celui qui regarde des tensions émotionnelles et intellectuelles l’invitant ainsi à une réflexion :

 

"Ainsi l’Art ne demande pas que le travail du regard, ni même celui de tous les sens que postulait Beuys, mais le cheminement d’une conscience élaborant un savoir, dont 1’oeuvre d’Art aura été la source, le facteur déterminant.

L‘oeuvre d’Art contemporain postule donc un phénomène que j’appellerai « la raisonnance » c‘est à dire l’organisation d’un certain nombre de savoirs et d’actes par et pour lesquels se structure et se réalise l‘oeuvre qui est par cela même oeuvre d’Art, et non par je ne sais quelle application plastique…

…Le dispositif de l‘oeuvre contemporaine exige dans son ultra-matérialité un sujet qui travaille, qui élabore, qui engendre du sens, qui accepte ce qui, en lui, le change par ce qu’il amène dans ce qu’il voit, pressent, ressent, consent.

Jean Marie Touratier "L‘autre, le regard, l’espace"

Art Press n0 220

 

Faire entrer l’autre en « raisonnance » mais dans quel but ?

Qu’est ce qui pousse Philippe Mailliez à proposer ces séries de signes à partir et dans des lieux qui appartiennent à notre patrimoine ?

Qu’est ce qui peut lier sa vision contemporaine des lieux qu’il investit et notre Histoire ?

Ne cherche-t-il pas à nous entraîner avec lui à la recherche de ce qu’Elie Faure appelait « l’esprit des formes » ?

Il s’agirait alors plus d’un travail sur les analogies des signes, des images et des gestes des, créateurs, bâtisseurs du moyen age et ceux des artistes contemporains et plus précisément ceux d’Asnières sur toile que sur l’antinomie patrimoine / art contemporain. Entrer en « raisonnance » serait alors chercher ces « accords intérieurs qui [nous] conduisent à l’homme ».

 

« Cependant, l’un des miracles de ce temps est que des esprits en nombre croissant soient devenus capables non seulement de goûter, avec une égale ivresse, la délicate ou violente saveur de ces œuvres réputées antinomiques, mais même de saisir dans les caractères opposés qu’elles paraissent offrir, des accords intérieurs qui nous conduisent à l’homme et nous le montrent partout animé de passions dont toutes les idoles, en accusant l’accent, révèlent les analogies. »

Elie Faure

Proposition 5 : le lavoir

 

Emotion d’Art, cela commence souvent comme ça, par une émotion. Comment peut-on traduire cette émotion, faut-il vraiment la traduire ? Le lavoir on ne le découvre pas tout de suite, on est d’abord surpris de le trouver, on y descend, attiré, intrigué. Le lavoir ne se livre pas tout de suite, il faut y pénétrer, il faut le pénétrer, même la lumière hésite, le soleil, lui-même y reste discret.

Faut-il vraiment travailler cette émotion ? Le travail que nous propose Philippe Mailliez dépasse cette simple vision fusionnelle et impose un cheminement conceptuel qui nous amène à réviser notre propre perception du lieu. Comment l’artiste fait-il pour nous impliquer en tant que sujet et en tant qu’objet ? Par quels chemins, par quel détour peut-il qualifier en se référant à Elie Faure, cette œuvre d’anthropocentrique ?

Il va créer un système de signes qui fait intervenir

· Le lavoir comme lieu géographique, physique, comme objet environnemental dans lequel on entre et avec qui on entretient des rapports physiques de position et de sensations : c’est le lieu.

· Le lavoir comme lieu social, aujourd’hui lieu de promenade, de flânerie, de méditation, mais jadis lieu de travail, mais aussi de rencontre, d’échange, on y discutait des faits divers, on y complotait, on y cancanait. Le lavoir était une tribune libre ouverte sur le monde qui à cette époque ne dépassait pas le canton.

 

· Le lavoir comme lieu historique. C’est un élément de l’histoire d’Asnières. Tout travail de restauration du patrimoine est un travail sur l’image de l’objet et non sur l’objet même : le lavoir n’est plus qu’une image, un témoignage. S’il est toujours fonctionnel, il n’est plus en fonction. Cela va obliger Philippe Mailliez à travailler avec des images et non des objets. La machine à laver à remplacer la lessive au lavoir. Elle a enfermé la ménagère à la maison. Il lui faut proposer des images de machine à laver mais à la différence de Philippe Cogné, il va choisir d’utiliser la vidéo.

A ces trois visions du lieu, Philippe Mailliez va extrapoler un travail discursif et trouver d’autres signes. Il va les organiser sur un plan sensible pour permettre cette réflexion sur la lessive, le parallèle avec l’image, que ce soit la restauration ou la pratique photographique et enfin apporter sa vision d’artiste contemporain face à notre Patrimoine.

· L’artiste travaille alors sur l’évolution historique du Lieu sur le passage d’un lieu fonctionnel à l’image de ce lieu et son avatar : la machine à laver.

 

· Le travail sur l’image va se doubler d’une réflexion sur la photographie. Philippe Mailliez établit un parallèle entre deux modus operandi, celui de la lessive et celui du tirage des épreuves photographiques. Le cycle de lavage (trempage, lavage, assouplissant essorage, séchage) et les bains (révélateur, arrêt, fixateur, séchage, glaçage). Les photos du lavoir vont être proposées sur des séchoirs, des étendoirs, accrochées avec les épingles à linge.

 

 

· Le travail sur l’image va s’orienter vers un travail sur la couleur. Le terme «couleurs» fait partie de la terminologie employée quand on parle lessive et cycles de lavage. L’artiste va donc filmer la lessive de tissu d’une seule couleur (un jaune, un ocre, qui dominent quand on se promène dans les rues d’Asnières). Il nous propose donc le film d’une lessive. C’est donc une véritable histoire avec un début, un déroulement d’actions, une fin, histoire tournée en plan fixe : gros plan du tambour.

 

· La ménagère trie son linge par couleur non pas pour éviter qu’il déteigne au lavage mais pour éviter la modification des couleurs. La teinture, voilà une entrée intéressante pour ce travail sur la couleur. Le linge coloré, l’eau colorée : le linge a déteint ... Un bocal avec l’eau colorée, teinte par le linge lavé, correspond à la lessive filmée. Il complète ce processus teindre/déteindre, en introduisant au sein du linge de chaque machine un linge blanc qui prendra la couleur (la teinte).Ce linge teint sera exposé dans un autre endroit tendu sur châssis (la toile) qui aura la dimension de l’écran de télé.

 

Les chlores et les ammoniacs sont sans aucun doute les délégués d’une sorte de feu total, sauveur mais aveugle, les poudres sont au contraire sélectives, elles poussent, conduisent la saleté à travers la trame de l‘objet, elles ont une fonction de police et non de guerre. Cette distinction a ses répondants ethnographiques. Le liquide chimique prolonge le geste de la lavandière battant son linge, et les poudres remplacent plutôt celui de la ménagère pressant et roulant la lessive le long du lavoir incliné.

Roland Barthes « Saponides et détergents » Mythologie

· L’eau et par conséquent la Vègre, joue dans ce projet (comme souvent dans les propositions de Philippe Mailliez) un rôle important, un rôle dynamique, de véhicule, de passage. C’est aussi un milieu, l’élément essentiel dans lequel tout trempe, tout baigne. Chaque tissu s’en imprègne, la lessive s’y dissout. L’eau avec le rinçage c’est aussi l’effacement du lavage, c’est le retour au propre, à l’état originel. L’artiste va proposer une installation de pièces de tissu, nouées les unes aux autres et flottant au rythme du courant dans la Vègre. Ce long « ruban » (80m de long) de couleur jaune passera sous le pont neuf. Il y aura donc un amont (trempage), un aval (rinçage) et une partie sous le pont là où le « spectateur » se situe, se positionne (passage du sale au propre : le lavage). Il devient partie active de l’installation, un signe, lui aussi.

· Le Tissu, voilà encore une entrée. De nombreux tisserands travaillaient le chanvre à Asnières. L’importance des fresques de l’église dans la renommée d’Asnières est indéniable. Les tissus représentés vont permettre à Philippe Mailliez de faire le lien entre le patrimoine et la production contemporaine, entre hier et aujourd’hui. On peut y distinguer des félins, des tentures aux motifs circulaires, des costumes ecclésiastiques, des soldats en cote de maille, des tissus rayés, des galons brodés… Les motifs sont donc là, prêts à être utilisés, imités, reproduits. L’artiste va regarder, sélectionner, isoler. Il va modifier les contextes et donner aux signes une nouvelle vie, une nouvelle fonction, une nouvelle couleur. Il va remettre ces motifs sur du tissu. Il va tirer ces fresques des motifs décoratifs qu’il va reproduire sur des tissus, des nappes et des serviettes de papier. Une idée qui pourrait devenir source de profit pour la commune et l’association (production de produits dérivés : tee shirts, nappes, serviettes, draps de lit…). Ces nappes et ces tissus vont être étalés au soleil, dans les jardins du Temple. C’est l’étape finale du séchage.

L’artiste tisse donc des fils à travers le village et à travers l’histoire. Entrer en « raisonnance », c’est découvrir ces fils, les ressentir, les utiliser pour élaborer un récit, un discours, se construire une pensée et une nouvelle vision de lieu.

Concevoir une telle œuvre ne peut se faire qu’avec un souci de cohérence (sémiotique, tissage sémantique). C’est créer un système de signes se trouvant dans le lieu et prenant sens (la raisonnance) dans l’instant (performativement) et dans l’événement (Asnières sur toiles).

 

le trempage
lieux Signes référents
historiques géographiques sociologiques et techniques esthétiques
la Vègre Le tissu Les tisserands

travail du chanvre

linge sale

linge propre

Couleurs

(dominantes à Asnières)

le courant

(mouvement)

Le gué

choix du lieu pour bâtir Asnières

La rivière traverse le village eau, élément vivant, toujours en mouvement
le pont Passage sous le pont L'individu se positionnant sur le pont crée un ordre chronologique et géographique (un amont et un aval) Algues dansant dans le courant

(proposition 1 Naïades 1999)

 

le lavage
lieux Signes référents
historiques géographiques sociologiques et techniques esthétiques
le lavoir La machine à laver Lieu de lessive

Roland Barthes : "Saponides et détergents"

La Fontaine St Aldric Modus operandi

Cycles de lavage

référent culturel : la vidéo
le labo photo

(bacs et lumière)

Le bassin, la circulation d'eau Modus operandi

tirage photographique noir et blanc

Pénombre et lumière
les mains immersion Modus operandi

Laver à la main

implication du spectateur comme individu et acteur
papier journal

(fonds)

Lieux d'échanges rencontres et transmissions

 

le séchage
lieux Signes référents
historiques géographiques sociologiques et techniques esthétiques
les jardins du temple séchage les jardins rapports de couleurs

herbe/tissu

vert/jaune

Tissu Les tisserands les fresque Couleurs

(dominantes à Asnières)

Motifs les fresques Elie Faure

"L'esprit des formes"

Le dessin, la réinvention des gestes
Photos le restauration (travail sur l'image) étendage l'image
bassines la lessive au milieu du XX ème siècle objet récurrents dans les oeuvres de Philippe Mailliez