Une barrière ferme la rue du Lavoir, Asnières sur toiles, le cœur du village est réservé aux esthètes piétons. Je gare ma voiture avant le pont. Il y a encore peu de monde ce dimanche. Il faut dire qu’il n’est pas encore 11 h. Les exposants doivent avoir déjà ouvert leurs salles. Que vais-je voir cette année ? va-t-on me surprendre ? m’amuser, m’éblouir, me passionner. Asnières sur toile 2005 fera-t-elle de ce 5 juin un jour inoubliable ?
L’ancienne
mairie fait l’angle. Derrière, dans le parc, des rubans de signalisation
rouge et blanc attirent mon attention…d’inquiétantes momies d’enfants
reposent sur des couvertures de survie. ça n’a pas l’air très gai !
Je vois des gens s’attarder et d’autres s’enfuir… j’entends autour de
moi des phrases de dégoût, ou d’attirance. Certains parlent de poésie,
d’autres de provocation. Que cherche l’artiste ?
Je
descends les marches et je m’approche, intriguée. Les rubans rayés délimitent
des zones. Les momies gisent au centre. Scènes de crimes ? exhumations ?
fouilles ? Le soleil qui joue à cache-cache avec les nuages éclabousse
d’or les bandelettes des corps…
L’installation aurait pu être banale voire artificielle mais je découvre que l’artiste a planté près des momies des photos jaunies. Lui, petit ? certainement… Sur ces photos, les yeux des autres personnes sont cachés. Tout cela m’interroge, m’interpelle. C’est ce rapport entre des corps que je devine dans leur enveloppe et ces photos qui dérange. Il y a une personnalisation des momies. Il ne s’agit plus de simples poupées emmaillotées, ce ne sont plus des objets. ça me bouleverse.
Je passe de zone en zone, découvrant un travail de momification
varié. Il s’agit de poupées bandelettées, de tissus, de plastique, de
dentelle, de vénilia, de scotch. Certaines sont dans des pots de confiture,
(neuf pots, est-ce symbolique ?) Une photo de mariage annotée (Philippe
Mailliez fuit hic), des photos de bébés tenus dans les bras, on doit être
dans les années 50-60. Visiblement l’artiste fait des liens avec son enfance.
Tiens !
deux momies dans la même zone ? les photos m’indiquent les liens
fraternels, le bisou du grand frère, portrait de fratrie.
Voilà
que j’arrive au fond du parc, la Vègre coule calme et verte. J’ai besoin
d’explications, je suis trop mal à l’aise. Comment ai-je pu me faire piéger ?
Moi qui étais venue pour me faire courtiser par le « beau » me voilà
violée dans mes rapports avec la mort et la représentation de l’enfance.
Je
traverse le parc à nouveau mais dans l’autre sens. Les perspectives ne sont
pas les mêmes, la lumière est différente. Les questions sont là, j’attends
des réponses, j’ai peur de les trouver par moi-même. Le soleil s’est caché,
quelques gouttes de pluie viennent moucheter
les couvertures dorées. Je déambule, un peu perdue, au milieu de ces zones
interdites, comme dans les allées d’un cimetière.
J’arrive
à présent devant la « salle des anciens ». Il y a un texte sur la
porte, l’artiste y parle du 14 nivôse de l’an III, jour où 9 révolutionnaires
exécutés sur la place du village. Il parle ensuite des ombres et de souvenirs
qui nous collent aux semelles. Je n’avais
pas fait le rapprochement avec les exécutions, je n’ai pas compté le
nombre de momies (9 à n’en pas douter.) En revanche j’avais vu juste
concernant les liens avec son enfance et ses souvenirs. J’aurais peut-être dû
commencer par lire le texte avant de me perdre dans mon mal-aise.
La
porte est bouchée par un double rideau de plastique translucide mais non
transparent.
Pas
facile de franchir cette limite !
Que
vais-je trouver à l’intérieur ?
J’écarte les pans avec précaution et je passe la tête… aie ! un frisson glacial me parcourt le dos. Faut-il vraiment que j’entre ? quel est cet endroit ? un bloc opératoire ? une salle d’autopsie ? c’est froid, aseptisé, la lumière est blanche, les néons éclairent l’espace uniformément. Pas d’ombre, pas de chaleur. aux fenêtres du plastique empêche toute référence à l’extérieur, si ce n’est la lumière uniformisée. Pas d’échappatoire possible. Si je ne suis sentie piégée dehors, je respirais encore, ici le piège s’est refermé. Je fais partie de l’œuvre, je suis dans l’œuvre, derrière moi le rideau s’est refermé, mes pieds foulent des bâches de plastique déposées au sol.
Au centre de la pièce, un corps taille humaine, enveloppé dans un plaid gris et rouge, cousu, garni de perles, de plumes, est allongé sur une table nappée d’une couverture de survie dorée. Le tissu tendu laisse entrevoir des formes : l’arête du nez, une arcade sourcilière, les phalanges des mains croisées sur le bas-ventre, les orteils…
Au
mur sont pendus 9 sacs plastiques contenant chacun une petite momie. Chaque sac
est étiqueté : 11 janvier 2004, 27
février 2005, 18
mars 2005, 18 mars 2005, 18
mars 2005, 17 avril 2005, 22 avril 2005, 22 avril
2005, 11 mai 2005.
Je
comprends que certains partent en courant, surtout les femmes. En exposant des
corps de nouveaux nés aux allures de fœtus dans les sacs plastique, étiquetés,
l’artiste a dû les blesser dans leur rôle de mère.
Le
malaise est grand, je ne comprends pas. Sur le mur du fond et celui de l’entrée
sont accrochées des photos ?? des ombres en noir et blanc, sur calque. Des
indications topologiques (croix, flèches, zébrages…) sont travaillées en
blanc sur le recto alors que les annotations en rouge ont été portées au
verso et se voient à l’envers. Il y a indubitablement un travail dialectique
sur la transparence, la lumière et la translucidité.
Je
tourne dans la pièce autour du corps. Un classeur est présenté au pied de la
momie sur une desserte qui pourrait servir à préparer les instruments pour
autopsier, disséquer, momifier, embaumer…
S’agit-il
d’une clé pour comprendre ? J’ouvre à la première page, je
feuillette ensuite. Il y a des photos sur la page de gauche, les momies, j’en
reconnais certaines, elles étaient dehors, ou sont ici, dans les sacs et un
texte sur la page de droite. Ce sont des souvenirs d’enfance, parfois très
intimes de l’artiste. Ces textes s’ouvrent parfois sur une question ou une
remarque qui déstabilise celui qui lit et le renvoie à sa propre enfance et
l’emmène dans son histoire et sa mémoire…
Pourquoi
associe-t-il ses souvenirs à des momies ? Je ne trouve pas seule la
solution. Je trouve ça tellement morbide !… Heureusement Philippe
Mailliez est là. Il explique son travail à un groupe de visiteurs. J’attends
qu’il ait terminé pour lui poser toutes mes questions et lui faire part de
mon malaise et de mes incompréhensions.
C.L.
- Bonjour, je suis journaliste au Maine libre. Je vous avoue que je trouve ça
très « gore ».
P.M.
- Très gore ??? il n’y a rien de gore ici. Pas de sang, pas de blessures
apparentes.
C.L.
- « gore » ce n’est peut-être pas le bon mot en effet, en tout
cas c’est très morbide. Pourquoi des momies ? D’où vous est venue
cette idée de momifier des poupées ?
P.M.
- Ce ne sont pas des poupées que je momifie c’est mon enfance, mes souvenirs.
Les poupées sont juste un support ou plutôt un déclencheur à souvenirs. Je
ne momifie que des représentations humaines, pas de jouets, pas de peluches,
pas d’animaux, uniquement des corps humains : poupées, statues,
automate, mannequins…
C.L.
- Mais d’où vous est venue cette idée ? On ne voit pas le rapport entre
une momie et un souvenir. Il y a bien eu un point de départ !
P.M.
- Je travaillais il y a quelques années sur les lavoirs (j’ai même présenté
un travail ici dans la fontaine St Aldric) et j’ai découvert un lavoir à
Vermand, dans le nord de la France, dans l’Aisne plus précisément, près de
St Quentin où je suis né. Sur le panneau indicateur, un ado avait écrit au
marker « Anaïs, je t’aime » et quand j’ai découvert ce lavoir,
avec son réseau de bassins, de conduits, de petits ponts. Cette phrase, cette déclaration
d’amour, m’a renvoyé immédiatement à Tristan et Iseult. J’ai donc relu
le livre que j’avais chez moi et j’ai construit tout un travail qui n’a
jamais encore été présenté. A la fin de l’histoire quand Tristan et Iseult
meurent, on embaume leur corps et on les momifie dans une peau de cerf, puis on
les met dans une barque. C’est cette image tellement romantique qui m’a
alors fait rêver et une foule de souvenirs me sont revenus, mes vacances à la
mer, mon enfance près du canal…
Ce
n’est que plusieurs mois plus tard, que j’ai commencé à momifier mon
premier playmobil avec du scotch.
C.L.
- Je ne vois toujours pas le lien entre la momie et le souvenir. Une momie
c’est mort et un souvenir c’est toujours vivant, présent ?
P.M.
– Pourquoi momifiait-on les corps, en Egypte mais aussi en France ou en Amérique
du sud, même dans les pays scandinaves ? C’était justement pour vaincre
la mort. Il faut voir dans la momie comme une négation de la mort. C’est une
étape vers la « résurrection », une sorte de cocon dans lequel la
chenille se transforme pour devenir papillon. Les égyptiens voulaient conserver
l’enveloppe charnelle pour que l’âme puisse y revenir un jour.
Christian
Boltansky disait qu’on mourait 3 fois. La première quand on devient adulte :
l’enfant qu’on était, est mort, la deuxième, c’est quand on perdait la
vie et la troisième c’est quand plus personne ne se souvient de vous. Mon
travail de momification c’est un peu une lutte contre ces trois morts. La
première, la perte de l’enfance, quand je momifie mes soldats de plomb, que
je les prends en photos, je les mets en scène, le cow-boy qui met en joue et
tire sur l’indien assis en tailleur, fumant son calumet de la paix, je joue,
comme quand j’étais gamin, je me raconte des histoires, je me fais des petits
films… la deuxième, je sais que je vais mourir, comme tout le monde, ça on
n’y peut rien, mais on peut préserver ce que Boltansky appelle la « petite
mémoire ». Ce n’est pas celle qui fait l’Histoire avec un grand H
mais c’est tous les souvenirs qui vont la vie de chacun. Ce travail, sur les
momies, je l’ai mis sur le net, sur un blog ouvert à tous, où chacun peut
raconter ses souvenirs s’il trouve dans une de mes momies, dans un de mes
textes, un mot, un déclic qui le ramènent plusieurs années en arrière. Mais
je précise dans ce blog que l’on ne partage pas ses souvenirs, on les
confronte aux souvenirs des autres. C’est pour cela que j’ai caché les yeux
des autres personnes sur les photos accompagnant les momies présentées à
l’extérieur, dans le parc. Ce travail de sauvegarde de la petite mémoire est
important. La troisième mort, c’est l’oubli. Même si je me suis défendu
de travailler pour la « postérité » il m’est important de
laisser les traces. En réalité, j’ai peur de mourir.
C.L.
– Vous avez répondu à une partie des questions que je me posais sur la présence
des photos fichées près des momies à l’extérieur. J’aimerais que vous me
précisiez leur rôle car c’est leur présence qui me gène, c’est elle qui
donne le côté morbide à votre installation.
P.M.
– Comme je vous l’ai dit ce sont de photos de moi quand j’étais petit, Il
y a une photo du mariage de mes parents, j’étais là, car ma mère était en
ceinte, elle m’attendait quand elle s’est mariée. C’est pour ça que
j’ai fait un clin d’œil à Van Eyck en inscrivant « Philippe Mailliez
fuit hic » comme dans son tableau « les époux Arnoldfini ».
Sur la photo la plus récente je devais avoir 19 ans. J’ai mis ces photos près
des momies, comme des indices, et le trouble que vous avez ressenti était
l’effet recherché. Je refuse qu’on vienne « consommer » de l’Art
comme on va au fast food.
C.L.
– je vous confirme. Ça ne laisse pas les gens indifférents.
P.M.
– merci
C.L.
– pour en revenir à ce que vous présentez dans la salle où nous nous
trouvons, à quoi correspondent des photos sur les murs ?
P.M.
– Il s’agit de photos que j’ai prises dans la rue du 14 Nivôse, il y a
plus d’un mois maintenant. J’étais venu faire des photos des ombres dans
cette rue où 9 révolutionnaires ont été exécutés. J’ai eu la chance d’être
là quand un car de touristes allemands est arrivé. Les gens sont passé dans
cette rue, sans rien regarder, en riant. Ils étaient surpris que je prenne
leurs ombres en photos, ils se retournaient pour voir ce qui pouvait bien
« mériter » une photo. Finalement que traîne-t-on derrière nous ?
son ombre et ses souvenirs, toute sa Culture qui nous fait voir les choses sous
des angles pour chacun différents.
C.L.
– Vous vous prenez pour Peter Pan ?
P.M.
– oui, pourquoi pas, mais en moins svelte ! Il était à la recherche de son
ombre et de son enfance, ça me va.
C.L.
– les momies des sacs font penser à des fœtus, ou des enfants morts-nés.
Elles correspondent à quoi ?
P.M.
– Il y a 9 momies dans les sacs comme il y a 9 momies allongées sur le
couvertures de survie. Elles correspondent au 9 révolutionnaires. La difficultés
que j’ai eu cette année a été de lier mon travail sur les momies à Asnières.
En effet depuis 95 le lieu et mon travail sont intimement liés. Mais avec la
momification de mon enfance depuis 2003 mon travail est beaucoup plus intimiste,
et indépendant du lieu. Comme je vous l’ai dit, c’est quand même un lieu :
le lavoir de Vermand, qui est à l’origine de cette nouvelle démarche. Il
m’est néanmoins resté à cœur de lier cette première présentation au
village d’Asnières.
Les
momies dans les sacs paraissent être en attente. Comme je vous l’ai dit, il
faut voir dans la momification un espoir, un début et pas une fin.
C.L.
– Est-ce pour cela que vous avez joué sur la lumière ?
P.M.
– En effet la lumière est blanche, froide mais très présente. Rien n’est
sombre, mais le plastique tendu aux fenêtres neutralise toute référence à la
vie extérieure, les arbres, les gens… c’est translucide mais pas
transparent ! de même le travail sur calque, le plastique au sol, les sacs
suspendus… Il y a une unité de matière qui enveloppe celui qui entre…
C’est peut-être pour cela que certains partent en courant, ils ont peur d’être
momifiés.
C.L.
– vous ne laissez rien au hasard ?
P.M.
– Je n’aime pas le hasard. Ici il n’y a rien de gratuit, j’essaie que
chaque élément, chaque mise en scène répondent à une idée, la lumière, le
plastique, mais aussi les couvertures de survie, puisque je vous parlais
d’espoir dans la momification…
Après
ces explications Je devais prendre une photo de l’artiste… il le fallait,
pour le journal. C’était bien la première fois que j’hésitais. Je ne
savais comment le prendre en photo . Où le faire poser ? sa présence
allait soit renforcer le côté macabre des exhumations soit dénaturer et détruire
ce qu’il avait présenté. Je ne me suis encore jamais trouvée dans une telle
situation.
Finalement,
une contre plongée et un gros plan avec peu de profondeur de champs afin
qu’on devine en arrière plan une momie…
Je
ne suis pas contente de moi… Clic, Clac, le bruit de l’appareil est indécent.
Il ne veut rien dire… C’est dans la boîte !
Plus
d’une heure s’était écoulée. Il faut que je fasse le vide maintenant. Je
dois être disponible pour faire le tour des autres expos… La rue du lavoir
sera-t-elle assez longue ? Une petite bruine chaude vient me mouiller le
visage. Je me souviendrai de ce 5 juin !