effacement 4.2

Une installation de Philippe MAILLIEZ

1 et 2 juin 2002

Asnières sur Vègre

 

Je marche dans les rues d’Asnières, plus un fil apparent, plus d’électricité, plus de téléphone. Le moyen âge m’aurait-il rattrapé?

Je marche dans les rues d’Asnières les yeux levés vers le ciel. Je pense à Vinci et sa paranoïa. Je pousse la porte de l’église. L’enfer, je le connais par cœur, je l’ai pris en photo sous toutes les focales, j’ai senti la chaleur de ses flammes et entendu la roue des damnés grincer, les cris des suppliciés m’appeler. Mais aujourd’hui ce n’est pas la fresque qui attire mon regard, c’est cet enduit blanc-ocre, juste à côté, cet enduit craquelé, réparé, rebouché. Pourquoi toute cette besogne? Tout cet acharnement à dissimuler ? Mes yeux touchent le mur, y laissent la trace des nuages du dehors... une persistance rétinienne. Petit à petit la lumière se fait, les détails apparaissent, le paradis est là en dessous.

 

Je marche dans les rues d’Asnières, l’angle du regard à -30°, le sol défile à 5 mètres du bout caoutchouté de mes baskets. J’entends l’eau glisser sur les cheveux des naïades, j’entends le bruit de la forge. Héphaïstos est là, avec des élèves d’une classe patrimoine. Je remonte la rue et le trottoir se scande des petites bornes sur lesquelles j’avais disposé des assiettes, entassé des pigments historiques.

J’ai rendez-vous à l’office du tourisme. Après avoir rêvé dans le courant de la rivière au temps qui passe (l’eau 1999), étalé les couleurs du XIXème siècle (la terre 2000), après m’être laissé aller à la mégalomanie en me prenant pour un nabot laid et bossu mais ô combien habile (le feu 2001), il m’était difficile de ne pas penser respirer l’air du village.

L’air, je le respire depuis que je suis né, depuis qu’il s’est engouffré dans mes poumons et m’a fait pousser mon premier cri.

Je marche dans les rues d’Asnières, les yeux furetant au ras du sol. Je serai à l’heure. J’ouvre la porte du nouveau local de l’office. Aline est là, le ventre rond, les yeux pétillants et un sourire qui ne trompe personne. Il y a des bonheurs qu’un homme a des difficultés à imaginer.

-« La naissance est pour bientôt ? »

-«  Pour le début juin, peut-être même au moment d’Asnières sur toile.»

Je marche dans les rues d’Asnières, une lampe de poche à la main, mon inusable appareil numérique dans la poche, le sol se fait herbeux, le bois coupé se range soigneusement en petits murets odorants le long de mes pas. Le trou est là, il m’attend.

Le trou est là qui m’attire, je vais vivre une naissance à l’envers, j’entre dans le ventre de la terre, je rentre dans le ventre de ma mère. Le plafond est bas: 1,50m. 

le col est encore long:

4.20 m. L’effacement commence ? Un bouchon muqueux, une porte de fer. J’y suis.

Moi qui d’habitude suis claustrophobe, je suis bien, je me sens seul, calme et mon esprit s’envole. Certains pourraient parler d’inspiration. C’est vrai, j‘inspire mais j’expire aussi, j‘entends mon souffle se poser, je regarde mon ventre se soulever lentement Je contemple mon nombril et je pense à ma mère, à la violente Séparation. Il y a des cicatrices que je chéris, d’autres dont j’ai honte ou encore mal.

Je revois les nuages défiler sur la voûte, je retrouve l’enduit accidenté de l’église, et je me surprends à chercher un paradis perdu...

Si l’Eden est dans le ventre de la mère, venir au monde c’est alors faire l’expérience de l’enfer. Les cris des damnés ou le cri du nouveau-né... La souffrance commence. L’enfer c’est les autres. Les éléments de l’œuvre sont là, ça germe, ça pousse, ça éclot, ça se bouscule pour sortir...

Je pense à Freud et au désir narcissique d’immoralité des artistes.

« Aussi bien le narcissisme de 1 ‘Art ne se manifeste-t-il pas seulement, en tant que secondaire, par les identifications centripètes et centrifuges, en tant que primaire, par la croyance en la toute-puissance des idées. »

S.KOFMAN, l’enfance de Part, une interprétation de l’esthétique freudienne, Paris, ed Payot, 1970, p 169.

Je pense à Merleau-Ponty:

« Le monde vu n’est pas « dans » mon corps, et mon corps n’est pas « dans » le monde visible à titre ultime: chair appliquée à une chair, le monde ne l’entoure ni n’est entouré par elle. Participation et apparentement au visible, la vision ne l’enveloppe ni n’en est enveloppée définitivement. La pellicule superficielle du visible n’est que pour ma vision et pour mon corps. Mais la profondeur sous cette surface contient mon corps et contient donc ma vision. Mon corps comme chose visible est contenu dans le grand spectacle. Mais mon corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui. Il y a insertion réciproque et entre­lacs de l’un dans l’autre. Ou plutôt, si, comme il le faut encore une fois, on renonce à la pensée par plans et perspectives, il y a deux cercles, ou deux tourbillons, ou deux sphères, concentriques quand je vis naïvement, et, dès que je m’interroge, faiblement décentrés l’un par rapport à l’autre... »

M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’invisible, Paris, Éd. Gallimard, 1964, p.

Le temps de l’expulsion est proche.

Il me faut des images (les nuages, le nombril), des formes (le cercle). Il me faut des bruits (l’eau, l’air, les bulles). Il me faut des lumières (la vidéo) et des couleurs (les rues d’Asnières qui défilent). Il me faut des signes (une bassine, des algues, des échographies, des prie-Dieu). J’ai pris des cotes, des photos, j’ai touché la voûte, respiré les bois humides des tonneaux qui attendent, vides.

L’Idée est là

Je sors.

Le temps a passé, le ciel n’est plus le même au dehors.

J’ai froid.

Je ne marche plus dans les rues d’Asnières de la même façon.

Que commence le grand spectacle !