Héphaïstos

la problématique du regard

Après « Naïade » en 99, « Palette » en 2000, proposer un troisième regard sur Asnières à la fois différent et entrant dans ma démarche artistique depuis 95 : Lier l’œuvre et le lieu, pouvait paraître difficile, surfait ou manquant de sincérité. Or la proposition des organisateurs d’Asnières sur toile de mettre à ma disposition la forge m’a immédiatement séduit et a mis mon imagination d’artiste en ébullition.

1) La forge le lieu géographique, le lieu central du village, lieu central de la manifestation d’Asnières sur toile

2) La forge, lieu historique, sorte de trace d’un passé encore récent, pas encore un vestige, un passé qui s’éteint peu à peu dans les mémoires comme la flamme qui meurt dans le foyer, une flamme que mon travail pourrait raviver

3) La forge, lieu social, c’est aussi un lieu d’activités humaines, un lieu de création où le forgeron invente et joue avec le feu. L’homme est encore là, présent au village, seule sa présence empêche ce lieu de tomber dans l’oubli, de mourir et de devenir une sorte d’épave échouée sur le bord de la Vègre

4) La forge, lieu physique, ce n’est pas un lieu neutre, outre son histoire, sa vie, c’est un lieu rempli de machines, d’objets, de couleurs, d’odeurs …

5) La forge, lieu de création, c’est un lieu mythique : le royaume d’Héphaïstos, dieu grec du feu et des cyclopes

Il me fallait tenir compte dans mon travail de ces cinq approches du lieu et de n’en oublier aucune…

La forge, lieu mythique

Dans l’approche 5, la mythologie apporte à la fois un aspect onirique dans ma recherche mais va l’orienter fondamentalement : elle va créer le sens même de la réflexion et du discours : la forge lieu de création.

Avec Héphaïstos c’est la problématique de l’Esthétique, du Beau dans la création (Héphaïstos, laid, bossu, boiteux, fut jeté, rejeté, deux fois de L’Olympe pas sa mère à cause de sa laideur)

Avec les cyclopes : l’œil unique : c’est mon regard ( la photo) c’est aussi le regard de l’autre. Ce qui m’amène à orienter mon discours sur le regard, regard créateur. Par l’action de « raisonnance », décrit par Touratier, où celui-ci regarde met en correspondance les signes que je mets à sa disposition en tissant un réseau de connexions, questionnements … c’est cette approche cinq qui va me donner les signes.

« Ainsi l’Art ne demande pas que le travail du regard, ni même celui de tous les sens que postuler Beuys, mais le cheminement d’une conscience élaborant un savoir, dont l’œuvre d’Art aura été la source, le facteur déterminant…

… L’œuvre d’Art contemporain postule donc un phénomène que j’appellerai la « raisonnance » c’est-à-dire l’organisation d’un certain nombre de savoirs et d’actes par et pour lesquelles se structure et se réalise l’œuvre qui est par cela même de l’œuvre d’Art et non par je ne sais quelles applications plastiques…

… Le dispositif de l’œuvre contemporaine exige dans son ultra-matérialité un sujet qui travaille, qui élabore, qui engendre du sens, qui accepte ce qui en lui le change par ce qu’il amène dans ce qu’il voit, pressent, ressent, consent. »

JM Touratier « L’autre, le regard, l’espace »

La forge, lieu physique

Si l’approche 4, l’approche physique, est incontournable, elle peut être perçue comme une contrainte. Les machines, les objets, les couleurs, les odeurs sont là, immuables. Ils ne peuvent être ni déplacés, ni modifiés, ni occultés. Ils ont un rôle vital dans le lieu, sorte de viscères ou d’organes au repos, dans un corps entrain de mourir. C’est cette approche 4 qui va me donner la logique d’installation.

 

La forge, lieu social

L’approche 3 va me permettre d’utiliser la vidéo. C’est un travail plus direct, plus au premier degré. Je vais filmer en gros plan, le forgeron entrain de raconter son métier, entrain de se raconter, de raconter sa forge. Puis je vais mettre cette vidéo au centre du foyer. C’est comme réactiver le feu, faire vivre la forge. La vidéo considérée sculpture moderne. Les Grecs mettaient une statue d’Héphaïstos près du foyer pour conserver à la flamme toute sa vigueur.

 

La forge, lieu historique

L’approche 2, l’approche historique, met en cause chacun d’entre nous, notre propre corps avec toute sa modernité mais aussi avec son histoire, ses souvenirs, ses regrets. Présenter des techniques artistiques récentes et un travail d’art contemporain dans ce lieu qu’on pourrait facilement qualifier de « passéiste » c’est mettre celui qui entre et regarde à la frontière entre le passé et l’avenir : le présent :

« Votre perception, si instantanée soit-elle consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir. »

H. Bergson "Matière et mémoire"

Par son questionnement sur les rapports entre le lieu et les signes installés, celui qui regarde va faire l’expérience du présent : il s’implique, sent, ressent, s’interroge.

 

La forge, lieu géographique

L’approche 1 ne doit pas être oubliée. Il ne s’agit pas de l’importe quelle forge. C’est celle d’Asnières, le cœur du village, celui-ci bat, qui fait du bruit, celui-ci fait vivre, celui-ci anime. Les signes proposés ne doivent pas être gratuits, vides ou trop chargés sémantiquement ce qui les transformerait alors en symbole. Le jeu de la couleur, dans la lutte du métal et du feu, la chaleur éblouissante et le refroidissement noir, va orienter ma production vers des photos de nuit des fenêtres des maisons d’Asnières. Cela me permet de continuer mon discours sur le regard ( ici le voyeurisme) d’appliquer le village dans sa dimension sociologique : l’activité privée, intime des habitants de proposer une sorte d’énigme : «  Quelle est cette fenêtre ? »  « Où cette photo a-t-elle été prise ? » Cela me permet de jouer avec l’intérieur, de l’extérieur, le chaud, le froid, la lumière la nuit, la lumière chaleur créatrice d’objets, d’images comme dans la photo, comme dans la forge.

La forge, lieu de création

"Je regarde d'un regard absent un environnement innommé… Je suis un miroir limpide aussi peu pensant qu'il m'est permis de l'être. S'estompe peu à peu la conscience de mon individualité"

Jean Marie Turpin : "les forges d'Hephaïstos"

Regard créatif ou regard créateur ?

Georges Brunon précise cette idée :

"Il s'agit pour le peintre, d'un état de conscience où le jugement est suspendu. Ce que l'on regarde, alors, est et n'est pas et cet objet qui est et n'est pas devient chargé d'une énergie créatrice qui permet de dire que cette absence est une source"

Art vivant "dialogue d'introduction" http://www.art-vivant.com

Dans cet échange nous trouvons matière à réflexion, réflexion sur la création, le lieu et le rôle du regard dans le processus créatif, dans l'acte créateur. Si nous rapprochons cette conception du regard de l'attitude de celui qui voit l'œuvre, attitude recherchée par Philippe Mailliez et que Touratier appelle la "raisonnance" (voir les expositions de deux dernières années), il nous faut prendre alors cet échange comme un signe, un élément du dispositif raisonnateur qui est à la base même du travail de Ph. Mailliez. Ce travail vient donc à contrario avec cette idée qu'au moment de création l'artiste est un miroir limpide non ou peu pensant. Avant la page vierge ou la toile blanche il y a l'Idée et avant l'Idée il y a la Culture et l'Histoire.

Dans cette nouvelle œuvre l'artiste met l'autre, celui qui voit (nous) non pas en situation de spectateur mais il le (nous) déstabilise dans sa position de consommateur pour faire naître en lui (en nous) le questionnement. C'est ce questionnement provoqué qui est le sujet même de son travail.

 

Par nos questions, nos interrogations, notre incompréhension même, nous entrons dans sa démarche, nous devenons l'élément moteur, vivant et pensant, nous animons le Lieu par les connexions que nous établissons entre les différents signes installés dans la forge, entre eux, , entre eux et le Lieu, entre eux et notre corps, nos émotions, entre eux et notre intellect, notre entendement, notre Culture, notre Histoire. Nous sommes donc loin du miroir limpide, et cette vision de la forge qu'il nous propose cette année est en réalité un travail sur le regard.

A travers le regard de l'artiste, sur ce lieu, par la mythologie qu'il nous rappelle et le regard de celui qui découvre ce travail, notre propre regard, la forge affirme sa fonction de lieu de création qu'elle, n'a jamais cessé d'être depuis Héphaïstos.

Les signes que Philippe Mailliez met à notre disposition dans la forge nous obligent donc à repenser notre regard, notre regard face à une œuvre d'Art, notre regard face au Lieu, face à Asnières, face à cette manifestation artistique "Asnières sur toile" et par extension notre regard de tous les jours. Il nous permet alors un autre regard, un regard créateur, qui donne aux lieux des couleurs insoupçonnées jusqu'alors.

Un petit rappel sur la mythologie grecque et plus précisément sur Héphaïstos :

Maître du feu, Héphaïstos est aussi le dieu des métaux et de la métallurgie : les volcans sont ses ateliers où travaillent avec lui les cyclopes. Il fabriqua un trône d'or pour Héra, et le lui envoya. Pour se venger de sa mère qui l'avait précipité de l'Olympe à sa naissance parce qu'elle était honteuse d'avoir un fils aussi laid et difforme, il dissimula un piège qui, lorsqu'elle s'assit, la retint prisonnière sans qu'aucun des dieux ne pût la secourir. Héphaïstos fut invité sur l'Olympe et les dieux le prièrent de libérer Héra. Il refusa. Dionysos, en qui il avait confiance, l'enivra et réussit à lui dérober la clef du mécanisme...

Quels signes Philippe Mailliez met-il à notre disposition ?

Comment nous met-il en situation ?

1) L'œil du cyclope :

Devant ces gros plans d'œil, pris à la webcam, celui qui regarde devient l'assistant d'Héphaïstos.
La webcam c'est l'œil qui ne voit pas mais qui montre, qui est vu ou se fait voir : c'est le passage du voyeurisme à l'exhibitionnisme. Le travail sur l'œil, qu'il soit à la webcam ou avec un appareil numérique, nous implique et nous entraîne dans une réflexion sur notre regard :

Qu'est ce que je regarde ?

Est-ce que je vois ce que je regarde ?

Est-ce que ce qu'on me montre c'est ce que je vois ?

2) le piège

Le trône

a) Philippe Mailliez a construit ce trône sur lequel il s'est attaché. Il porte un masque de soudeur. Cela veut-il dire qu'il y a absence de regard ou un regard absent ? S'interdit-il toute participation autre que celle de proposer ? Quel regard est-il le plus important ici le sien, le nôtre ?

L'artiste aveuglé est-il prisonnier du regard des autres… ?

Ou

L'artiste aveugle est-il prisonnier des canons de la beauté (esthétisme) imposés par le regard ?

L'Esthétique est le sujet principal qui sous-tend et justifie toute l'histoire d'Héphaïstos

b) L'artiste a pris la place de la mère du dieu créateur. Par ce déplacement, nous indique-t-il qu'il est la source, l'initiateur, l'instigateur ? Le travail de création premier (la conception) est terminé.

c) En s'attachant et en refusant de voir, il nous laisse face à nos questions. Nous sommes obligés, de ce fait, de créer le sujet et l'objet même de cette œuvre. C'est à dire un réseau de liens que nous tissons entre nous même et ce que nous voyons.

3) la vidéo

Les Grecs plaçaient une statue d'Héphaïstos devant le foyer pour conserver toute sa force à la flamme. Nous retrouvons ici, sur un écran, placé sur le foyer éteint, l'ancien forgeron d'Asnières qui nous explique et nous raconte sa forge, son métier, les anecdotes, sa vie. Il s'agit ici d'un témoignage, le passé resurgit, la forge revit, la force créatrice de la flamme est toujours là.

Vidéo = sculpture moderne ?

4) les fenêtres allumées

Ici encore nous nous retrouvons en position de voyeur. Ces photos des fenêtres des maisons d'Asnières, prises de nuit, intègrent le village dans l'œuvre. Ce n'est pas n'importe quelle forge! Ces photos nous renvoient chez nous, dans notre village, dans notre vie intime. L'artiste nous dit qu'il est à l'extérieur et que c'est notre lumière, notre chaleur, notre flamme qui l'intéressent au cœur des ténèbres. C'est la lumière qui crée une photo, comme le feu transforme le métal. Nous nous retrouvons, ici, devant des photos de nos lumières, les photos de notre intérieur…

Après nous avoir emmenés dans un voyage onirique et fait réfléchir sur le temps qui passe (Naïade 99) puis nous avoir ouvert les yeux sur les couleurs d'Asnières avec ses pigments historiques (2000) Philippe Mailliez tente en 2001 de nous faire découvrir une face cachée, nocturne de nous même, la face créatrice. Il nous offre une nouvelle façon de regarder et nous nous prenons au jeu en rêvant d'être même une seconde, Héphaïstos, petit gnome hideux et boiteux, dieu du feu, le divin Artisan (Homère).